En matière de mixité femmes-hommes, la question des biais cognitifs et spécifiquement des stéréotypes est traditionnellement convoquée pour comprendre les logiques de discrimination qui pèsent sur les trajectoires professionnelles des femmes.
Biais cognitifs, de quoi parle-t-on ?
Partons de notre cerveau… en faisant appel à Daniel Kahneman, psychologue et économiste américano-israélien, prix Nobel d’économie en 2002, pour ses travaux fondateurs sur la théorie des perspectives, base de la finance comportementale.
Dans son ouvrage de synthèse « Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée », Daniel Kahneman nous emmène à la rencontre des deux « personnages » qui se partagent notre esprit, régissant notre façon de penser et de prendre des décisions.
Le « Système 1 », ou pensée rapide, est intuitif, instinctif et émotionnel. Il nous permet de réagir instantanément à des situations familières. C’est notre mode de pensée par défaut, car il est peu coûteux en temps et en énergie, représentant 80 % de nos décisions quotidiennes. Par exemple, si je vous demande de résoudre une opération simple, comme 2+2, c’est ce système qui est activé.
Le « Système 2 », ou pensée lente, est plus réfléchi, logique et analytique. Il est activé pour résoudre des problèmes complexes ou nouveaux, mais demande beaucoup plus d’énergie et de motivation. Ce système intervient, par exemple, lorsqu’on doit calculer une opération difficile, comme conduire dans des conditions inédites si on a le permis depuis longtemps.
Le « Système 1 » peut se transformer avec l’expérience. Par exemple, l’apprentissage de la conduite automobile, est d’abord géré par le « Système 2 », puis, avec la pratique, la plupart des tâches deviennent automatiques et sont alors en charge par le Système 1.
Cependant, bien que ces deux systèmes soient performants en théorie, et obligatoires pour éviter que notre cerveau implose, ils sont aussi la source de nos biais cognitifs, car le Système 1 simplifie les situations complexes, au risque de nous induire en erreur.

Qu’est-ce qu’un biais cognitif?
Albert Moukheiber, Docteur en neurosciences psychologue clinicien, définit les biais cognitifs comme des erreurs systématiques dans la façon dont nous pensons, jugeons et prenons des décisions. Ces mécanismes cognitifs sont le résultat de simplifications mentales que notre cerveau effectue pour traiter l’information de manière plus rapide et efficace. Cependant, cela peut également mener à des conclusions erronées et à des jugements biaisés.
Voyons maintenant, concrètement, comment ces mécanismes se manifestent, en décryptant, à titre d’illustration, cinq biais cognitifs qui influencent nos décisions au quotidien.
Premier biais : l’effet de halo
C’est la tendance à se faire une idée générale d’une personne sur la base d’un ou plusieurs traits spécifiques. L’apparence physique, par exemple, est un trait qui donne souvent lieu à l’effet de halo. On aura tendance à penser qu’une belle personne est également intelligente, riche, sportive, sociable… On se fait une idée générale de la personne uniquement sur base de son physique.
Cela peut aussi être notre impression vis-à-vis d’un groupe, d’une marque, d’une activité, etc. Si notre première impression est positive (ou négative), cela peut pousser notre cerveau à imaginer que tout le reste est positif (ou négatif).
Deuxième biais : le biais d’ancrage
C’est la tendance commune à se fier trop fortement au premier élément d’information qui nous est proposé (l’ancre) pour prendre une décision ou poser un jugement sur quelque chose/quelqu’un.
Lorsqu’on reçoit de nouvelles infos, on va avoir tendance à les interpréter à partir du point de référence initial (l’ancrage) au lieu de les voir objectivement.
Par exemple, vous êtes dans un magasin de vêtements et vous voyez une veste étiquetée à 300 €. Plus tard, vous trouvez une autre veste similaire à 200 €. Même si la seconde veste est plus chère que ce que vous auriez été prêt à payer sans la première information, vous êtes plus enclin à considérer que 200 € est une bonne affaire en comparaison avec le prix initial de 300 €.
Dans cet exemple, le prix de 300 € sert d’ancre, et votre jugement sur le prix de 200 € est influencé par cette première information.
Ce biais rappelle l’effet de halo car une seule information va contaminer notre perception globale d’une situation.
Troisième biais : le biais de conformité
Ce biais fait référence à un penchant que nous avons tous à suivre l’avis du plus grand nombre.
Imaginons une situation dans une salle de classe où un professeur pose une question à laquelle la plupart des élèves répondent incorrectement. Même si un élève sait que la réponse correcte est différente, il hésite à le dire parce qu’il veut s’aligner sur l’opinion majoritaire de ses camarades.
Ce comportement illustre le biais de conformité, où la pression sociale incite une personne à adopter les croyances ou les comportements du groupe, même si cela va à l’encontre de son propre jugement ou de ses connaissances.
Quatrième biais : le biais de confirmation
Ce biais fait référence à la tendance que nous avons à accorder notre confiance et à retenir les informations qui confirment ce que l’on pensait déjà.
Prenons l’exemple d’une personne qui pense que les régimes végétariens ne sont pas sains. Cette personne va chercher des articles, des études et des témoignages qui confirment cette opinion, tout en ignorant ou en minimisant les recherches qui montrent les bienfaits d’un régime végétarien.
Ainsi, elle renforce sa croyance initiale, ne prenant en compte que les informations qui soutiennent son point de vue, ce qui illustre le biais de confirmation. Ce biais peut conduire à une vision déformée de la réalité, car on ne considère pas l’ensemble des données disponibles.
Cinquième biais : les stéréotypes
Un stéréotype est une caractéristique (comportement, attitude, compétence) associée aux personnes d’une catégorie sociale.
Par exemple, c’est l’idée que les Français sont romantiques, ou que les Italiens sont passionnés, ou encore que les femmes sont plus émotionnelles et moins rationnelles que les hommes, ou que les personnes âgées ne sont pas aussi compétentes avec la technologie que les plus jeunes.
Il peut y avoir un fond de vérité, mais la généralisation est abusive. Le processus de formation des stéréotypes exagère les différences entre les groupes et minimise les différences au sein des mêmes groupes. Ils peuvent être positifs et négatifs, mais sont rarement neutres de tout jugement.
L’impact des biais décisionnels dans le travail
Il faut comprendre que toutes nos décisions sont influencées par nos biais, y compris bien sûr celles que nous prenons dans le contexte de notre activité professionnelle.
Par exemple, le biais d’ancrage peut entraîner des pertes ou des gains financiers, selon la façon dont il va influencer notre perception d’un prix d’achat ou de vente.
Un biais de confirmation peut polluer une analyse d’opportunité, en donnant plus de valeur à des informations correspondant à notre vision initiale, au détriment de celles pouvant mettre celle-ci en défaut.
Le biais de conformité peut déboucher sur une mauvaise décision de lancement de produit, simplement parce qu’une petite équipe populaire est convaincue de son potentiel, sans avoir vraiment vérifié son potentiel par des études consommateurs.
Dans les ressources humaines, les biais cognitifs jouent un rôle prépondérant dans des décisions souvent à forte dimension subjective, comme le recrutement, la promotion, ou l’évaluation. Un CV identique peut recevoir une offre salariale plus élevée que l’on soit un homme ou une femme. Un entretien d’évaluation peut amener à surévaluer le potentiel de tel ou tel profil, par effet de halo ou impact des stéréotypes, au détriment des compétences ou de l’expérience réelle.
De nombreuses études ont montré l’impact de ces biais sur les trajectoires féminines notamment.

Comment nos biais cognitifs peuvent générer des discriminations ?
Prenons l’exemple du stéréotype, dans le cas d’un entretien de recrutement.
- Vous recevez une jeune femme pour un poste de manager.
- Cette femme appartient à une catégorie sociale : Les mères de famille. Une catégorie sociale, C’est la boîte dans laquelle on classe les personnes qu’on pense appartenir à même catégorie.
- Très spontanément, votre cerveau mobilise les informations attachées à cette catégorie sociale. Par exemple, les mères de famille donnent la priorité à leur vie familiale sur leur vie professionnelle. C’est un stéréotype.
- Le biais cognitif, c’est l’application systématique du stéréotype à toute personne appartenant à une catégorie. Dans notre exemple: Cette mère de famille donnera certainement la priorité à sa vie familiale sur sa vie professionnelle.
- L’acte discriminatoire, c’est l’inégalité de traitement entre personnes à la suite du préjugé. Dans notre exemple: Cette mère de famille je ne la nomme pas, je ne lui propose pas le poste de directrice commerciale.
On voit comment le stéréotype génère un préjugé qui génère une discrimination.
Dans ce cadre, la prise de conscience bloque l’engrenage.
C’est d’autant plus important que le stéréotype peut se doubler d’un phénomène de prophétie auto-réalisatrice : lorsque vous avez un stéréotype très marqué (positif ou négatif) envers une personne, elle peut inconsciemment adapter son comportement pour confirmer votre jugement. Par exemple, si vous pensez qu’une femme ingénieure est moins apte à travailler dans une centrale nucléaire, cette énergie négative pourrait inconsciemment l’amener à sous-performer durant l’entretien.
L’auto-stéréotype & la menace du stéréotype : l’autre facette des stéréotypes
Les stéréotypes n’affectent pas seulement notre perception des autres, ils influencent également la façon dont nous nous percevons nous-mêmes. Deux concepts illustrent cet impact : l’auto-stéréotype et la menace du stéréotype.
L’auto-stéréotype se produit lorsqu’une personne ou un groupe intériorise les stéréotypes associés à son identité. Par exemple, le stéréotype selon lequel les garçons sont plus confiants peut amener certains garçons à développer davantage cette qualité, simplement parce qu’ils en ont intégré cette idée. À l’inverse, un stéréotype négatif peut limiter la confiance en soi ou les performances.
La menace du stéréotype, conceptualisée par le chercheur américain Claude Steele, éclaire une baisse de performance des individus dans une situation où ils craignent de confirmer – à leurs propres yeux ou à ceux d’autrui – un stéréotype négatif ciblant leur groupe d’appartenance dans un domaine d’aptitude donné.
Par exemple, des expériences montrent que les femmes tendent à sous-performer lors d’exercices mathématiques lorsqu’elles sont conscientes du stéréotype selon lequel elles seraient “moins douées en mathématiques” que les garçons. À l’inverse, dans ce type d’expérience, si l’on précise avant l’exercice que les femmes performent aussi bien que les hommes, cette simple consigne suffit à neutraliser la menace, et les performances des femmes s’alignent sur celles des hommes.
Cela montre que la sous-performance est souvent contextuelle, influencée par les stéréotypes intériorisés. C’est très important d’avoir cela en tête dans les situations d’évaluation des compétences.
Voici quelques stratégies nous prémunir des conséquences négatives de nos biais cognitifs.
Nous ne sommes pas coupables d’avoir des biais cognitifs, nous en avons toutes et tous… Nous sommes responsables de ce que nous en faisons ! Voici quelques pistes pour les mettre à distance.
Première piste : Attention aux facteurs de risques :
Il faut d’abord comprendre que des facteurs environnementaux spécifiques vont favoriser le recours à notre cerveau rapide, au détriment d’une approche plus rationnelle. Connaître ces facteurs permet de s’en méfier. Il s’agit de :
- La fatigue, le poids de la charge mentale
- Le manque de visibilité, le stress, les incertitudes, l’opacité
- La pression, la nécessité d’agir et de décider vite
- L’absence de procédures
- Les forts enjeux attachés à une décision, qui peuvent favoriser la conformité
Deuxième piste : apprendre à switcher son mode mental
Il s’agit là de bien connaître les limites de son cerveau rapide (le système 1) et d’explorer de nouvelles attitudes mentales caractéristiques de notre cerveau lent, de notre système 2.
Pour nous aider à switcher son système de pensée, le professeur Jacques Fradin a mis des mots précis sur les limites du cerveau 1 et les ouvertures du cerveau 2.
Nous sommes invités à :
- Développer notre curiosité, pour contrer notre goût pour la routine et notre peur de la nouveauté du cerveau 1.
- Adopter une attitude d’acceptation et de flexibilité, apprendre à construire à partir de la réalité telle qu’elle est pour contrer notre résistance au changement.
- Travailler la nuance, apprendre à voir ce qui est complexe ou plus invisible, pour contrer notre tendance à simplifier.
- Embrasser la relativité, tenir que notre réalité n’est pas la réalité vue par les autres, pour contrer le poids de nos certitudes.
- Mobiliser la pensée logique, chercher à comprendre les mécanismes à l’œuvre, pour contrer notre tendance à l’obstination, au rejet de la complexité.
- Engager notre opinion personnelle, mettre à distance le regard des autres pour contrer notre réflexe de conformité.
Troisième piste : mobiliser notre responsabilité individuelle :
La première étape est d’accepter que nous avons tous des biais cognitifs. Ceux qui pensent en être exempts sont souvent les plus vulnérables. La prise de conscience de ces biais permet de mieux les gérer et de mettre en place, chacun à son niveau, des moyens pour les neutraliser.
- Se former
- Se connaître
- Développer sa pensée critique
- Discuter
- Donner du temps à la réflexion, aux décisions
Quatrième piste : mettre en place des stratégies collectives.
Dans le monde du travail, des outils, des procédures, une culture vont favoriser l’expression des talents, et limiter les risques de discrimination.
Exemples :
- Des guides d’entretien communs à tous les recruteurs.
- Des processus de prise de décision collaboratifs.
- Des protocoles d’entretien intégrant des conseils de posture, des scripts rassurants.
- Une culture qui encourage l’expression des points de vue en donnant la parole à chacun.
- Une culture qui valorise le doute et le questionnement.
Les biais cognitifs sont passionnants, parce qu’ils révèlent notre paresse cognitive et notre tendance à emprunter les mêmes chemins mentaux sans remettre en question nos habitudes. Ainsi, ils constituent une véritable invitation à cultiver notre intelligence et notre curiosité de l’autre.
Ils sont au cœur des problématiques de mixité et plus largement de valorisation de tous les talents. Découvrez nos nombreux contenus à ce sujet !