La transformation digitale du travail favorise-t-elle la mixité Femmes-hommes en entreprise ?

Depuis 30 ans, l’évolution numérique transforme en profondeur les méthodes de travail au sein des organisations. La pandémie a intensifié cette mutation, contraignant de nombreux collaborateurs à adopter rapidement le télétravail. Cette transition numérique est généralement présentée comme un facteur d’amélioration de l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, grâce à ses atouts en matière de souplesse, d’indépendance, de circulation de l’information et de réactivité.

Toutefois, un nombre croissant de spécialistes s’interrogent désormais sur ses répercussions concernant le bien-être professionnel de l’ensemble des employés. Ainsi, comment la transformation du travail peut-elle favoriser la mixité femmes-hommes en entreprise ? 

Les promesses des usages digitaux en matière de mixité Femmes-Hommes

La digitalisation est le processus qui permet de transformer un objet, outil, métier, ou process en un code informatique dans le but de le remplacer et de gagner en performance. Elle a permis que de multiples tâches et processus soient maintenant effectués depuis un ordinateur exclusivement. Les modes de collaboration numérique ont permis, quant à eux, que de multiples interactions professionnelles se fassent à distance : réunions, webinaires, entretiens de recrutement, interactions managériales, etc…

Cette mutation professionnelle a permis aux entreprises de multiples gains de performance : en effet, la digitalisation favorise la productivité et améliore grandement les délais de traitement.

En outre, la digitalisation des environnements de travail offre aux salariés de nouvelles opportunités concrètes de souplesse géographique et horaire. Elle permet d’une part de travailler à distance depuis n’importe quel poste connecté, sans limitation territoriale, et d’autre part d’adopter des rythmes de travail décalés, sans nécessité d’interactions simultanées avec les collègues. 

Ces perspectives d’efficacité et d’adaptabilité expliquent probablement pourquoi la transformation numérique est couramment perçue comme bénéfique à l’épanouissement professionnel féminin et, par extension, à la parité hommes-femmes.

Il est établi que l’un des obstacles principaux à l’évolution de la mixité en entreprise demeure la pénalisation professionnelle des mères qui, lors de l’arrivée d’un enfant, peinent généralement à satisfaire les exigences de présence, de disponibilité et de mobilité imposées par leur employeur. 

En effet, les mères continuent d’assurer 70% des responsabilités domestiques et familiales. 

Or, grâce à des gains technologiques d’efficacité et à une flexibilité avérée au quotidien, la transformation digitale permet à des collaborateurs d’aujourd’hui de faire ce que faisaient leurs prédécesseurs avec plus de rapidité, plus de fiabilité, plus d’autonomie dans la gestion de leur temps et en minimisant les déplacements.  Grâce à elle, il devient possible et réaliste, ce qui était moins le cas hier, d’atteindre un réel niveau de contribution professionnelle tout en assumant des responsabilités hors travail structurantes. C’est ainsi qu’en 2016, le Cabinet Accenture publiait une étude sous le titre « Getting to Equal: How Digital is Helping Close the Gender Gap at Work », dans laquelle il démontrait que le digital aide à réduire les inégalités hommes-femmes dans la sphère professionnelle. 

La digitalisation impacte aussi nos vies privées : calendrier partagé, commande de course en ligne, programmation de certains outils ménagers ou possibilité de les déclencher à distance, ces différents outils contribuent à libérer du temps et donner de la flexibilité !

Mais alors, pourquoi la révolution digitale ne s’est-elle pas accompagnée d’un plus grand progrès de la mixité femmes-hommes ?

Aujourd’hui, les femmes représentent 56% des étudiants de l’enseignement supérieur, 49% de la population active, 43% des cadres, 21% des cadres supérieurs, 27% des membres des Codir au niveau CAC 40 et SBF 120. Même si ces chiffres reflètent un progrès, notamment au niveau des Codir des plus grandes entreprises, on ne peut pas dire que la transformation digitale du monde du travail ait révolutionné l’accès des femmes aux responsabilités.

Découvrez les différents facteurs qui l’expliquent.

D’abord, de façon plus que prévisible, les facilitations ouvertes par le digital ont conduit à une intensification des tâches : explosion des nouvelles fonctionnalités, multiplication des projets, complexification du reporting, exploitation en temps réel des data…

Par ailleurs, les gains de productivité ont généré de nouvelles attentes de productivité : rapidité, réactivité, résolution immédiate… La promesse de gain de temps brut dont une partie aurait pu bénéficier au temps privé des collaborateurs n’a pas fait long feu, qui a pu y croire d’ailleurs !

En parallèle, les modes de travail collaboratifs ont un fort impact sur le quotidien des salariés, faisant émerger aujourd’hui une préoccupation de plus en plus pressante autour de la notion de l’infobésité et la surcharge mentale des salariés.

L’OICN, Observatoire de l’Infobésité et de la Collaboration Numérique cherche à éclairer cette notion. Dans leur référentiel annuel 2023, Suzy Canivenc, Chercheure à la Chaire Futurs de l’industrie et du travail ~ Mines Paris PSL explique : 
« La dernière vague d’outils numériques collaboratifs, introduite dans les organisations à la suite de la crise sanitaire et de la massification du travail à distance, est venue s’ajouter aux outils préexistants, produisant un effet de mille-feuille qui multiplie les canaux d’information et d’échange. Ce mille-feuille communicationnel entraîne un effet rebond du nombre de messages et un zapping permanent entre les canaux, qui fragmentent et émiettent l’activité de travail. Il en résulte un sentiment de densification du travail et de surcharge cognitive, préjudiciable à la qualité du travail, à la santé psychique des salariés et in fine à la productivité des organisations, à rebours complet des effets escomptés. »

En 2023, l’OICN a analysé les traces numériques d’ un échantillon de près de 9 000 personnes, 58 millions de métadonnées d’emails, 1,7 million de métadonnées de réunions. Je vous invite à consulter leur référentiel qui commence par dresser des portraits robots de l’email, de la réunion, des usages collaboratifs (visio, tchat, teams…) : nombre, durée, horaires, nombre de personnes concernées, selon le grade dans l’entreprise… autant de chiffres qui veulent objectiver le sujet.

En voici quelques-uns en lien direct avec la mixité femmes-hommes :

Hyper-connexion :

  • 31% des salariés sont hyperconnectés (+ de 50 soirées par an)
  • 117 soirées reconnectées (au moins 1 email envoyé après 20h) par an pour les dirigeants et dirigeantes.

Pourtant, la disparition des temps déconnectés de repos quotidiens, de repos hebdomadaires ainsi que de congés détériore la santé mentale des salariés. C’est un facteur de risques psychosociaux encore trop sous-estimé y compris par les salariés eux-mêmes. 

Hyper-réactivité :

  • 51,4 % des emails sont répondus en moins d’1 h

L’email a été pensé comme un moyen de communication asynchrone. Dans les usages, il est en réalité devenu un outil de conversations instantanées. Les notifications, sur le bureau ou les smartphones, participent à cette hyper-réactivité. Les conséquences sont multiples : augmentation du bruit numérique lié aux croisements des réponses, baisse de la qualité conversationnelle, sentiment d’urgence permanent générant stress et anxiété́. 

on mesure là le nombre de créneaux d’1h sans envoi d’emails sur les semaines ouvrées (9h – 18h)

  • 5 créneaux sur une semaine pour les dirigeants, ce qui signifie que 89 % du temps de travail des dirigeants est perturbé par l’envoi d’emails
  • 11 pour les managers, 76% du temps perturbé

Cette intensification du travail a peu à peu effacé les gains de temps et d’efficacité qui pouvaient permettre aux salariés, et notamment ceux qui sont parents, et notamment les mères d’articuler plus confortablement leurs enjeux professionnels et privés. 

Le référentiel de l’OICN va plus loin et suggère que les entreprises ont laissé s’intensifier la pression sur les salariés. Suzy Canivenc formulait justement:

« Il paraît toutefois indispensable d’interroger aussi les normes culturelles implicites qui aboutissent à cette situation de densification du travail et de surcharge cognitive : La banalisation de la surcharge de travail, le recours à l’allongement des horaires hors des plages normales de travail, le culte de l’urgence et la dictature de la réponse immédiate nourrissent chez les salariés des exigences d’hyper-disponibilité et d’hyper-réactivité. Ce qui était supposé procurer autonomie et flexibilité devient alors une « laisse électronique » qui, paradoxalement, réduit notre autonomie et envahit tous les temps de la vie. »

La norme de présence, de disponibilité et de visibilité, si présente dans la culture des entreprises françaises, reste bien active, constituant toujours un frein objectif à l’épanouissement professionnel des femmes et notamment des mères.

Avec l’avènement du tout numérique et l’essor du télétravail, les salariés voient la frontière entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle se rétrécir considérablement. Si cela permet, certes, de gérer depuis son travail, nombre de sujets personnels (réservation vacances, commandes en ligne…), cela se traduit surtout par un empiètement du temps de travail sur la vie privée, dont les conséquences en termes de stress et de culpabilité, notamment pour les femmes, sont de plus en plus documentées.

D’après l’édition 2023 de l’étude APEC « Portrait statistique des cadres du secteur privé », 

  • 58% des cadres consultent leurs mails ou prennent des appels professionnels en dehors du temps de travail en semaine, 41% le week-end, 33% pendant les vacances.
  • 43% des cadres travaillent le soir ou le week-end au moins une fois par semaine
  • 45% des cadres rencontrent des difficultés pour concilier leur vie professionnelle et leur vie personnelle, 52% des femmes cadres.
  • 51% des cadres hommes ressentent souvent ou occasionnellement un niveau de stress intense, 62% des femmes
  • 47% des cadres hommes ressentent souvent ou occasionnellement la sensation d’avoir une charge de travail insurmontable, 52% des femmes

Intensification des charges de travail, reconduction voire hystérisation des normes de performance, effacement de la frontière entre vie professionnelle et vie privée…

L’occasion est manquée de favoriser la mixité femmes-hommes dans un environnement de travail largement digital, qui aurait dû apporter efficacité et flexibilité. Et en même temps, la prise de conscience des impacts des modes de collaboration numériques sur la santé mentale des salariés va entraîner des changements qui vont favoriser la mixité.

Dans le fond, il s’agit d’une logique de régulation de la place du travail dans la vie des collaborateurs.

Et cette régulation doit intégrer deux réalités :

  • Les cerveaux de nos collaborateurs sont fragiles, plus que nos ordinateurs
  • Nos collaborateurs ont une vie à côté du travail et cette vie a du prix pour eux

Le référentiel de l’OICN se veut un appui solide à la prise de conscience, à la construction de plans d’actions robustes et au benchmark entre entreprises. Voici quelques exemples de petits pas concrets que tout un chacun peut initier à son niveau :

✅ Décrocher son téléphone au-delà de 3 emails en one-to-one

✅ Insérer dans un mail la réactivité de réponse attendue

✅ Utiliser les fonctionnalités d’envoi différé

✅ Mesurer le nombre d’emails envoyés sur une semaine et le nombre de destinataires concernés

✅ Couper ses notifications sur PC et mobiles 

✅ Bloquer dans son agenda des plages de pleine concentration

✅ Changer par défaut la durée des réunions